Ville Compétitive et Ville Solidaire


Gustave Massiah, AITEC (Association Internationale de Techniciens,
Experts et Chercheurs)

Permettez-moi de
vous soumettre cinq réflexions, cinq hypothèses.

1.

Ce n’est pas un hasard si le débat de Habitat III
s’organise autour de la contradiction entre ville compétitive et ville
solidaire.

La préparation de
Habitat III n’est pas indépendante de la situation internationale, de la
situation mondiale et du débat international. Elle confirme la proposition de
Henri Lefebvre, l’espace est la projection au sol des rapports sociaux.

La ville
compétitive correspond à la logique dominante, celle de la financiarisation.
C’est celle d’un programme d’ajustement structurel de chaque société, de chaque
ville, au marché mondial et plus précisément au marché mondial des capitaux.
C’est la projection au sol du Forum économique mondial de Davos où communient
les dirigeants des grandes entreprises et des grandes banques, confondus avec
les dirigeants politiques qui proclament qu’il n’y a pas d’autres alternatives.

La ville solidaire
correspond à l’affirmation que les droits humains et sociaux, individuels et
collectifs, ne peuvent pas être subordonnés au marché mondial et à la
financiarisation. La ville solidaire correspond au droit au logement, à
l’habitat et aux services publics; au droit dans la ville et au droit à
la ville.

Certains prétendent
vouloir associer la ville compétitive et la ville solidaire. C’est ce qu’on
retrouve dans plusieurs des documents préparatoires de Habitat III. Est-ce
qu’un tel 
compromis est
possible? Peut-être. Mais ce ne peut être un compromis avec beaucoup de
financiarisation et très peu de solidarité, un compromis qui utiliserait le
discours sur la solidarité pour faire passer la financiarisation.

2.

Même s’il y a une logique dominante qui cherche à
s’imposer, les contradictions existent, persistent et s’approfondissent;
c’est à travers elles que se prépare l’avenir.

La situation
globale est caractérisée par ce que l’on a convenu d’appeler la crise et qui
s’approfondit. La dimension financière, la plus visible, est une conséquence
qui se traduit dans les crises ouvertes alimentaires, énergétiques,
climatiques, monétaires, etc.

La crise
structurelle articule quatre dimensions: économiques et sociales, celle
des inégalités sociales, de la précarité et des discriminations;
écologiques avec la mise en danger de l’écosystème planétaire;
géopolitiques avec la fin de l’hégémonie des Etats-Unis, la crise du Japon et
de l’Europe et la montée de nouvelles puissanceset avec la deuxième phase
de la décolonisation ; idéologiques avec l’interpellation de la démocratie, les
idéologies sécuritaires et identitaires et les offensives xénophobes et
racistes. Ce sont ces contradictions qui structurent les villes.

Il nous faut
insister sur des contradictions politiques que révèlent tous les mouvements qui
rejettent violemment la corruption. Il s’agit du refus de la corruption
politique née de la fusion entre les classes politiques et la classe financière
qui abolit l’autonomie du politique et qui se traduit par la défiance des
citoyens par rapport aux politiques et au politique. Elle explique aussi, par
rapport à Habitat III, le scepticisme quand à la prétention de répondre par des
solutions techniques à une situation globale catastrophique.

3.

Le logement et le droit au logement, la ville et le
droit à la ville et dans la ville, sont les réponses citoyennes à la situation
et à son évolution.

On peut le vérifier
dans la dernière séquence à partir de 2008. Dans la crise financière ouverte en
2008, le logement occupe une place centrale. On le voit avec les subprimes et
l’enchaînement des endettements, avec la marchandisation des mouvements
sociaux, avec l’éviction des couches populaires du périmètre urbain utile
accentué par l’urbanisme des grands évènements. C’est le logement des pauvres
et l’endettement des pauvres qui a nourri la bulle financière et provoqué son
éclatement en 2008. C’est l’endettement des jeunes, des étudiants et des
chômeurs-diplômés, qui alimente les mouvements sociaux urbains.

A partir de Habitat
2, on a vu comment le droit international pourrait permettre au droit au
logement de progresser. En partant de la référence aux droits. En 1994, à la
conférence de Vienne sur les droits, la proposition d’un protocole additionnel,
facultatif, sur les droits économiques, sociaux et culturels a été adoptée. Il
a fallu vingt ans pour que les Nations Unies le vote en assemblée générale. Sur
cette avancée, on a vu dans plusieurs pays l’adoption d’un droit au logement
opposable, supposé empêcher les expulsions sans relogement. Même si les
garanties ne sont pas à la hauteur des situations, c’était un premier pas dans
une bonne direction. Il peut servir aux mouvements d’habitants qui à travers
leurs mobilisations sont les seuls garants d’un réel droit au logement.

Le droit à la ville
va s’installer sur le devant de la scène à partir de 2011. Les insurrections
populaires répondent à la financiarisation et aux politiques d’austérité et aux
politiques de répression qui les explicitent. Les mouvements envahissent les
villes, à Tunis, au Caire, en Espagne, au Portugal et en Grèce, à New York et
Londres, à Santiago du Chili, à Dakar, à Montréal, à Istanbul, à New Delhi, à
Mexico, à Hong Kong et dans bien d’autres villes. Ce sont des mouvements
urbains, des mouvements de place publique. Istanbul est significatif, des
centaines de milliers de personnes protestent contre la privatisation d’un jardin,
le remplacement d’un petit parc par un centre commercial. Les peuples des
villes manifestent pour le droit à la ville et donnent un sens au droit à la
ville, celui de l’espace public.

4.

La stratégie, du point de vue des mouvements
sociaux, s’organise dans l’articulation entre l’urgence, celle de la défense
des droits des habitants, et un projet alternatif celui du droit à des villes
durables et solidaires.

L’urgence c’est
celle du droit des habitants. Elle se manifeste avec les mobilisations des habitants.
On la retrouve dans les revendications et les propositions pour l’accès au
logement, le refus des expulsions, l’emploi et le revenu, le foncier,
l’environnement, les services publics, l’eau, l’électricité, l’éducation, la
santé, l’espace public. Elle se nourrit du refus de la pauvreté, de la
précarité, des inégalités, des discriminations. Elle se traduit par une
multitude de pratiques alternatives, revendiquées et mises en œuvre par les
habitants. Elle concrétise la démocratie et la citoyenneté qui ne peuvent être
confondues avec le diktat du marché et de la finance.

L’alternative c’est
la transition écologique, sociale et démocratique. Elle implique une rupture
avec la rationalité et les politiques dominantes, avec le système dominant
caractérisé par la financiarisation. En mettant en avant la transition, on
affirme que que la transformation commence aujourd’hui, dès maintenant, et
qu’elle n’est pas pas en attente d’un grand soirqui rendrait tout
possible. Elle commence par des résistances, en rappelant que «résister
c’est créer», par des pratiques alternatives concrètes, par des
politiques publiques d’’égalité des droits, par une élaboration collective, par
la remise en cause de l’hégémonie culturelle.

L’alternative
s’appuie sur des nouvelles approches et de nouveaux concepts: les communs
qui introduisent une nouvelle approche de la propriété, la propriété sociale,
le buenvivir, la démocratisation de la démocratie, la gratuité, le refus de la
mobilité forcée, la relocalisation, les villes en transition, … Elle renouvelle
la définition de la démocratie à laquelle contribue l’espace public.

Le droit au
logement, le droit à l’habitat, le droit à la ville et dans la ville sont des
marqueurs de cette évolution. Il ne s’agit pas seulement de la déclaration des
droits mais de leur garantie et de l’accès aux droits pour toutes et pour tous.
La préparation de Habitat III en fournit la démonstration. Une coalition des
multinationales et des Etats qui les suivent considère que la mise en avant des
droits peut nuire à l’élargissement des marchés et à la compétitivité qui est
considérée comme la seule solution possible.

5.

L’alliance pour le droit au logement, à l’habitat,
à la ville et dans la ville est composée des mouvements d’habitants et des
autres mouvements sociaux. Elle doit s’élargir à d’autres acteurs et plus
particulièrement aux municipalités et aux chercheurs et experts qui défendent
une approche démocratique qui relie la défense des libertés et l’égalité des
droits.

Le droit au
logement, à l’habitat, à la ville et dans la ville n’a aucune chance de
s’imposer s’il n’est pas porté par une dynamique sociale. La base sociale de
cette stratégie est composée de tous les mouvements sociaux qui défendent la
référence aux droits fondamentaux, une conception de la démocratie fondée sur
l’égalité des droits et la défense des libertés individuelles et collectives.

Le premier niveau
de l’alliance est celui des mouvements d’habitants et des autres mouvements
sociaux. Le mouvement ouvrier à travers le mouvement syndical et les mouvements
des chômeurs et des précarisés. Le mouvement paysan qui s’est profondément
renouvelé avec la référence à l’agriculture paysanne, la souveraineté
alimentaire, les semences sans OGM, l’environnement, la réforme foncière et dans
ses formes d’organisation avec La Via Campesina.

C’est dans ces
alliances que se définissent les nouvelles approches. Le mouvement pour les
droits des femmes a renouvelé la manière de comprendre et de concevoir la
société. Il est une des références des luttes contre les discriminations. Une
place particulière doit être faite aux mouvements qui portent les droits des
peuples. D’abord parce que la révolution urbaine est celle des pays décolonisés
et que la décolonisation n’est pas achevée. Ensuite, parce que les migrations
sont une des questions majeures de la mondialisation et des réponses à lui
apporter en termes de droits pour tous, notamment pour les migrants, et de la
manière de rendre effective la liberté de circulation. De même, le mouvement
des peuples autochtones a porté la dimension philosophique de l’écologie en
mettant en avant la nécessaire réinvention des rapports entre l’espèce humaine
et la Nature.

Mais surtout, ces
questions sont au cœur des principaux défis de la question urbaine. La ségrégation
urbaine et celle des quartiers précaires est indissociable de la mondialisation
avec tous ces prolongements. Les droits de la ville et dans la ville
s’inscrivent dans la question de l’évolution des droits fondamentaux et des
droits des peuples.

Cette alliance peut
s’étendre à tous les acteurs et à toutes les composantes des catégories
sociales qui définissent leurs orientations à partir des droits pour toustes,
pour toutes et tous. C’est le cas pour les acteurs économiques, pour les
entreprises de l’économie sociale et solidaire et aussi pour les entreprises
locales. C’est le cas pour les chercheurs, les experts,
les universitaires, les étudiants et les diplômés chômeurs. Il s’agit de
catégories qui sont indispensables au fonctionnement de l’économie mondiale
financiarisée. Et une partie d’entre eux est ralliée et choyée par les grands
financiers. Mais la plus grande partie est rejetée, précarisée et parfois
prolétarisée. Ils sont particulièrement sensibles à leur place dans la ville et
peuvent être attentifs aux perspectives mises en avant par les mouvements
d’habitants.

L’alliance
stratégique est celle qui peut être construite avec les municipalités. La
convergence des citoyens et des institutions municipales est une des
opportunités d’invention de la démocratie. Le débat est ouvert dans l’ensemble
des municipalités. A Habitat II, à Istanbul en 1996, les villes voulaient se
faire reconnaître comme interlocuteurs sur la scène internationale. Elles ont
mis en avant leur capacité de gestion de proximité par rapport aux Etats et les
représentations renouvelées des habitants en liaison avec les «sociétés
civiles». Aujourd’hui une partie des villes est tentée par l’alliance
avec les multinationales. Certaines d’entre elles rêvent de se retrouver dans
la position des cités-états qui ont construit le capitalisme et voudraient être
considérées comme des acteurs directs de la mondialisation, des transnationales
en quelque sorte. La ville compétitive est leur modèle et leur horizon.

Elles entreront en
contradiction avec les couches populaires de leur ville considérée comme
périphériques de l’espace et de leur politique. L’alliance des mouvements
d’habitants et des autres mouvements sociaux avec les villes concerne avant
tout les municipalités qui font le choix des villes solidaires. Il s’agit des
villes qui se réfèrent aux droits fondamentaux, à l’égalité des droits, à la
défense des libertés individuelles et collectives; aux municipalités
engagées dans le renouvellement et la réinvention de la démocratie et des
territoires.

Gustave Massiah

3 avril 2016