Qu’est-ce qui se passe au Brésil ?

«Le
géant s’est réveillé», crient nombre de manifestants dans les rues
brésiliennes. Mais que symbolise ce réveil? Il faudra encore un peu de
temps et de recul pour analyser les deux folles semaines qui viennent de
s’écouler. Des dizaines de milliers des personnes sont sorties dans les rues
pour protester contre la hausse des tarifs des transports. Cette revendication
a marqué
le
début d’une contestation
 
qui
n’a cessé de prendre de l’ampleur.


Thiago
Bia

Les manifestants
sont en partie issus des «nouvelles» classes moyennes. Celles-ci
sont en fait principalement constituées des anciennes classes populaires et
pauvres qui, grâce à l’augmentation de leur niveau de vie depuis la présidence
Lula, ont désormais accès aux crédits et à la consommation de masse. Résidant
souvent loin des centre-villes, voire dans des quartiers sans infrastructures,
ces populations sont directement touchées par l’augmentation du prix des
transports et par le manque de véritable politique de mobilité urbaine. Malgré
l’augmentation du pouvoir d’achat depuis 2003, les Brésiliens sont confrontés à
une augmentation du coût de la vie (entre 5% et 8% d’inflation par an). Reste à
savoir quel rôle joueront ces “nouvelles” classes moyennes dans la
transformation de la société brésilienne, quelles seront les formes de leur
politisation et quels intérêts – individuels ou collectifs – elles défendront.

Brutale répression

Fatigués de la vie
chère, la population se mobilise aussi pour protester contre les milliards de reais (monnaie brésilienne) d’argent public
dépensés 
pour l’organisation de la Coupe du Monde de Football en 2014. C’est dans ce
contexte qu’un mouvement de masse exprime un mécontentement général envers les
pouvoirs publics (municipalités, Etat et Etat fédéral) et contre la corruption.

Les protestations
brésiliennes sont marquées par plusieurs aspects. D’abord la violence employée
par les forces d’ordre pour réprimer les manifestations. Dans les différentes
villes du pays, les images de manifestants blessés se sont multipliés. Le
nombre d’interpellation et d’incarcération a été très élevés. En cause:
la police et son organisation héritée de la dictature militaire. Chacun des 27
Etats fédérés gèrent sa «police militaire», qui s’occupe notamment
du maintien de l’ordre. Les pouvoirs politiques, en particulier les gouverneurs
des Etats et les maires des mégapoles, ont toujours des difficultés à dialoguer
avec les mouvements populaires. Surtout quand ils occupent les rues pour
contester une décision politique.

Forte implication
de la jeunesse

Autre
caractéristique: l’importante participation des jeunes. A São Paulo,
ceux-ci constitueraient les deux tiers des manifestants, selon les estimations
locales. Une jeunesse qui, de fait, n’a pas participé aux dernières grandes
manifestations que le pays a connu au début des années 90. A l’époque, leurs
aînés, la jeunesse «cara pintada», a contribué à faire tomber le
président de la République Fernando Collor impliqué dans plusieurs scandales de
corruption.

Cette jeunesse des
années 90 était-elle plus politisées que celle qui est aujourd’hui dans les
rues? Nul ne peut l’affirmer. Cependant, les deux époques sont marquées
par des politiques néolibérales qui créent, comme ailleurs dans le monde, une
polarisation entre les intérêts publics et privés. En 1992, le pays subissait
les premières vagues de privatisations. Au nom des «plans d’ajustement
structurel» et de la réduction des dettes, le néolibéralisme frappait
l’Amérique latine de plein fouet. Vingt-un ans après, ce néolibéralisme est
toujours présent sous une forme moins brutale mais toujours perverse. Le Brésil
est devenue une puissance régional et aspire à devenir une puissance mondiale.
Mais les inégalités, même moins visibles, restent toujours très présentes.

Tentative de
récupération

Depuis quelques
jours, le manifestations ont pris une autre tournure. Les citoyens brésiliens
sont unanimes: la corruption gangrène le pays. Mais ce à quoi nous
assistons désormais, dans les rues brésiliennes, c’est la lutte entre deux
visions de monde, et deux modèles de société. D’un côté: les forces de la
droite la plus conservatrice essayent de récupérer et de détourner les
manifestations en tentant de les présenter comme un soulèvement populaire
contre le gouvernement fédéral. Leur objectif: affaiblir le gouvernement
de la présidente Dilma Roussef, pour probablement l’obliger, elle et son parti
(le PT) à multiplier les concessions, déjà nombreuses. Ces forces
conservatrices peuvent compter avec le soutien de la presse traditionnelle.

De l’autre:
les organisations sociales (partis politiques de gauche, mouvements et syndicats),
qui tentent, elles, de mettre la pression sur le gouvernement pour accélérer
les politiques sociales. Elles ont été dépassées par l’ampleur des
manifestations. En plus d’être la cible privilégiée des brutalités des forces
de l’ordre, elles se sont également heurtés à des groupes violents, plutôt bien
organisés, appartenant à des partis de la droite conservatrice ou évangéliste.
Depuis le 20 juin, ces organisations sociales ont décidé de se retrouver et de
débattre au sein de forums. Et sont donc moins présentes dans les
manifestations de rue.

Réformes agraire,
médiatique, démocratique

Le mouvement a
déjà remporté plusieurs victoires, comme l’annulation de l’augmentation des
tarifs de transports et des engagements du gouvernement fédéral d’investir d’avantage
dans l’éducation et la santé. Mais pour la suite, les enjeux sont de taille. Le
pays a besoin d’une reforme de sa représentation politique, d’une 
réforme agraire (moins de 1% des grands propriétaires
possèdent à eux seuls 32% des terres, les trois quarts des petits paysans
disposent de 12% de terres), d’une politique de mobilité urbaine, d’une
démocratisation des médias, eux-aussi hyper-concentrés…

Pour avancer, les
organisations sociales ont besoin de «canaliser» le mécontentement
général vers des politiques publiques plus sociales, face au risque
d’individualisation des revendications ou de corporatisme catégoriel. Si ce
mouvement demeure complexe et inédit, il ouvre de nouvelles perspectives, de
nouveaux changements dont le Brésil a besoin. Mais cela doit être réalisé avec
la participation politique de la jeunesse, assez oubliée depuis les deux
dernières décennies, tout en évitant une dérive réactionnaire.

Erika Campelo est
membre du conseil d’administration de l’association
Autres Brésils et chargée de projet à Ritimo.

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