Silence, on détruit !

Par Susanne Trachsel
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L’état de la planète

On les appelle favelas au Brésil, conventillos à Quito, intra-murios à Rabat, katchi abadis à Karachi. Ici, à Yaoundé au Cameroun, on les nomme des bidonvilles, des quartiers extrêmement pauvres et surpeuplés, où il n’est pas rare de voir des rats parcourir les chaudrons dans lesquels le ndolé cuit tranquillement.

Selon l’Organisation des Nations unies, 921 millions de personnes vivaient dans des bidonvilles en 2001. Ces quartiers abritent 78,2% des populations urbaines des pays les plus pauvres (PPP). Ces bidonvilles font de l’ombre à l’image des villes, aux quartiers cossus et aux autorités.

Au Zimbabwe, 700000 personnes habitants des bidonvilles se sont retrouvées sans logis suite à l’opération des autorités du pays baptisée «Se débarrasser des ordures» et «Restaurer l’ordre» (ONU Habitat:2005). Motivées par le souci du gouvernement de mettre de l’ordre dans l’urbanisation chaotique, ces démolitions et expulsions forcées violent le droit international. Avec raison, ces actions furent largement médiatisées et dénoncées par la communauté et les organisations internationales.

Le tollé soulevé par les destructions des bidonvilles au Zimbabwe ne semble pourtant pas avoir découragé d’autres pays d’Afrique à faire de même et ce, dans l’indifférence la plus complète. Ainsi, le bruit des bulldozers rasant les quartiers au bas des collines de Yaoundé ne trouve point d’écho.

Au Cameroun, des milliers de personnes ont vu leur maison détruite et des centaines d’autres subiront le même sort. «Un jour où on est venu nous donner la mise en demeure, le lendemain matin, ils sont venus, avec les engins, ils ont détruit même les bananiers, même les avocatiers, tout», raconte MmeEdzogo, une résidente d’un quartier de Yaoundé partiellement démoli.

Les autorités de la ville de Yaoundé justifient la démolition de certains quartiers par le fait que leurs habitants occupent illégalement des terres qui appartiennent à l’État. Directeur des services techniques de la capitale, M.Ndzana explique que «…les règles sont là, il faut les respecter.» Pourtant, les règles, très peu les respectent. Selon la Havard Law Review, 85% des résidents des zones urbaines dans les pays en voie de développement occupent illégalement la terre.

À Yaoundé, ils sont huit sur dix à ne pas détenir ni titre foncier ni permis de bâtir. Est-ce à dire que l’on doit raser tout Yaoundé? Non, «ce sont les zones marécageuses que l’on détruit, parce qu’elles appartiennent à l’État et sont dangereuses» précise M.Ndzana.

Pourtant, certains résidents des zones marécageuses détiennent des documents, signés par le sous-préfet de la ville et munis du tampon de la République du Cameroun, confirmant qu’ils sont propriétaires d’un lopin de terre: «J’ai acheté le terrain à un précédent propriétaire. Lui avait présenté les papiers: une attestation de propriété, donc j’ai eu confiance en les autorités», raconte M.Bendegue.

Un ancien haut fonctionnaire de la ville de Yaoundé, auquel nous avons promis l’anonymat, explique que «Ce papier ne vaut rien, c’est même illégal». Pourtant, M.Bedengue a payé l’impôt foncier pendant quinze ans avant que l’État ne démolisse sa maison, construite grâce aux économies de toute une vie.

Selon Mike Davis, auteur de l’article Planet of Slums, «Les machines politiques locales et nationales tolèrent habituellement les habitations illégales aussi longtemps qu’elles peuvent générer de l’argent.» Cette situation s’explique d’autant plus dans un pays situé, selon l’organisation britannique Transparency International, au sixième rang mondial des États les plus corrompus.

Lors de la dernière Journée mondiale de l’Habitat, organisée chaque premier lundi du mois d’octobre par les Nations Unis, Kofi Annan a déclaré que «Les bidonvilles sont le résultat de politiques publiques sauvages… les destructions et expulsions ne sont pas la solution». De l’avis de l’ancien haut fonctionnaire camerounais que nous avons interrogé, c’est «…l’absence de culture de planification et de volonté politique qui explique l’existence de ces quartiers à Yaoundé».

Les membres de la famille Bendegue vivent désormais dehors, sous une toile en plastique, face à leur petit commerce. Chaque jour, ils vont chez les voisins pour demander de l’eau. M.Bendegue a tenté plusieurs fois d’expliquer par écrit sa situation aux autorités, mais il n’a obtenu aucune réponse. C’est avec résignation qu’il me dit «L’Etat c’est Dieu, l’Etat c’est une force, quand l’Etat décide, que tu aies raison ou pas, il agit. L’Etat détruit sa population.»

Ne sachant où aller, Justin, a quant à lui décidé de construire un abri de fortune dans la zone rasée par les bulldozers: «Que voulez-vous que je fasse, avec mes enfants, je n’ai pas de travail, je n’ai pas d’argent… ma maison, c’est tout ce que j’avais.Je sais qu’ils reviendront me chasser.» Et alors, où vivront Justin et sa famille? «Je ne sais pas. Ma maison, c’est ma tombe.»

Pour légitimer la destruction des bidonvilles en zone marécageuse, les autorités camerounaises invoquent le rôle régalien de l’Etat qui est de protéger ses résidents. Mais lorsque l’on évoque les centaines de personnes que ce même Etat régalien jette à la rue, c’est le respect des règles qui devient l’argument légitimant. À travers tous ces jeux politiques, ce sont des centaines de familles qui se retrouvent sans logement, et auxquelles on refuse un droit humain fondamental et tout cela, sans que la moindre voix ne s’élève.

Je ne suis jamais retournée voir si Justin et sa famille vivaient encore dans ce qui était autrefois leur quartier et qui est désormaisdevenu un «no man’s land»…

Susanne Trachsel travaille dans le domaine de l’habitat au Cameroun et est candidate au Master de sociologie à l’Université du Québec à Montréal.

traduction libre, dans Davis Mike, Planet of slums, New Left Review, Mar-Apr 2004, pp.5-34 Ibid